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Pages éclairées de l’histoire du mouvement national tunisien (6) : Aux origines historiques d’un malaise endémique : une indépendance qui divise

Par Pr Mohamed Lotfi Chaibi*

Depuis la survenance des événements qui ébranlèrent le monde arabe (fin 2010 – début 2011), chavirant l’institution de l’Etat au nom de la révolution et de la liberté, tout en imposant des régimes politiques hybrides en Tunisie, en Egypte en passant par la Libye, il s’en est suivi une éclipse progressive, troublante au fil des ans  de la commémoration de la fête de l’indépendance en Tunisie. Cet état de fait n’a cessé d’interpeller les observateurs et les analystes de tous bords, marquant tantôt un effet médusé chez les plus de soixante ans et ignare chez les plus jeunes. Depuis son élection, le Président Kaïs Saïed ne finit pas d’intriguer les médias en simulant l’expédition de la date symbole du 20 mars 1956, tantôt occultée, tantôt à peine rappelée mais jamais cérémonieusement commémorée. D’aucuns fustigent l’oubli voire l’omission, d’autres dénoncent la profanation de la mémoire des martyrs de la nation. Mais personne n’ose chercher les raisons de ce mystère. Alors que le malaise des Tunisiens et des Tunisiennes envers cette commémoration est profond, réel et grave.

Profond, il jette une ombre sur l’acte de l’indépendance même. Le Pr Taoufik Bachrouch en a analysé la perception et les retombées (1). Le leader Bourguiba —  interlocuteur élu des deux radicaux francs-maçons, présidents successifs du Conseil des ministres français, Pierre Mendès-France et Edgar Faure (1954 – 1955) — savait à quoi s’en tenir pour relancer les négociations de l’autonomie interne, entamées à la suite du discours de Carthage (31 juillet 1954) et embourbées à la veille de la Conférence de Bandoeng (18-24 avril 1955). Plus précisément, il s’informait auprès de  cette dernière qui s’apprêtait à soutenir la revendication d’indépendance annoncée par le trio afro-asiatique Nasser- Zou Enlai – Nehru en fin des travaux des trois pays du Maghreb. Présent, le compagnon de route, le leader rival Salah Ben Youssef lorgnait et s’activait pour cet objectif. Aussi, les deux leaders en lice connaissaient-ils  les limites de l’offre française d’aboutir à une réelle indépendance, totale  comme l’annonçait le Congrès de la Nuit du Destin (23 août 1946) (2). Pierre Mendès-France et Edgar Faure bannissaient la notion d’indépendance et tout en étant attachés à la mission civilisatrice de la France, ils balançaient la formule  controversée de l’indépendance dans l’interdépendance (3). Contrairement à l’image retenue et fort bien ancrée chez une large frange de l’opinion publique tunisienne férue d’histoire, immortalisant l’entente et la concorde entre les deux chefs, nationaliste tunisien Habib Bourguiba, et radical Jacobin français Pierre Mendès-France, le courant ne passait guère entre les deux. D’un côté, Pierre Mendès-France savait que les deux leaders rivaux étaient à couteaux tirés. Ils s’attelaient à gagner la confiance du gouvernement français en visant le poste clef de l’interlocuteur valable. De l’autre, le président du Néo-Destour, Habib Bourguiba et le secrétaire général, Salah Ben Youssef, savaient que le radical franc maçon, Pierre Mendès-France ne peut aller au-delà de l’autonomie interne(3). Tout laisse penser que le choix de PMF pour entreprendre des négociations avec le président du Néo-Destour, transféré du roc de La Galite à l’île de Groix en face de la côte bretonne (mai 1954), fut effectué à mauvais escient pour aiguiser, sinon provoquer la discorde et entraîner ensuite la scission du Secrétariat général (                               ) (novembre 1955). Encore faut-il préciser qu’en mai 1954,  Bourguiba, en dépit de sa déportation et éloignement, gardait l’espoir que la France finira par lâcher du lest alors que Salah Ben Youssef s’alliait à la stratégie panarabe anticoloniale de Nasser visant non seulement à soutenir le déclenchement de la révolution algérienne en préparation (novembre 1954)  mais aussi le combat des mouvements nationaux tunisien et marocain (4). Il est symptomatique de noter que le leader Bourguiba aspirait à réaliser à la fois sa stratégie des étapes  tout en veillant à garder la confiance de Pierre Mendès-France — bien hésitant depuis qu’il a su à partir de juin 1954  que les nationalistes algériens «avec l’aide des Egyptiens  préparaient l’organisation de groupes de choc en Algérie» (5). Transféré à l’Ile de Groix, le Président du Néo-Destour, Habib-Bourguiba, confiait le 1er juillet 1954 au journaliste Fontain, envoyé de Charles Gombault, ami de Pierre Mendès-France et directeur de France Soir, venu le rencontrer officieusement  à la veille des pourparlers entre les deux parties française et tunisienne, sa prédisposition à faire des concessions circonstancielles notables  et qu’il «est une bonne carte pour la détente franco-tunisienne» (6). Quant à l’accueil triomphal du 1er juin 1955, reçu au milieu d’une foule immense et générant la légende Bourguiba, le leader n’en a pas cure. Les propos du leader rapportés par l’historien Charles Saumagne dénotent «un singulier scepticisme à l’égard de la constance et de la valeur des manifestations populaires» (7). «On comprend dès lors, souligne l’historien Salah Eddine Tlatli, membre actif de la Commission exécutive du Destour, que dans cette optique, d’où émanait en droit tout régime républicain, ne pouvait être, aux yeux du nouveau maître de la Tunisie, qu’un mot vide de sens, une simple toile de fond, un alibi à un pouvoir personnel qui devait prendre avec les années un caractère de plus en plus absolu et glisser vers le despotisme» (8). Le retour triomphal du 1er juin 1955, au prix de volte-face et d’acrobatie aiguisée par l’opposition yousséfiste d’un côté et la politique «de l’indépendance dans l’interdépendance» franc-maçonne française de l’autre, a accouché le protocole d’indépendance du 20 mars 1956 tant décrié (9). D’aucuns magnifient le génie politique du leader Bourguiba (séduction, manipulation et persuasion par la ruse), d’autres fustigent plutôt sa geste théâtrale, sa capacité d’agir sur ses interlocuteurs par la magie de la fascination. Dans les deux cas de figure, l’indépendance arrachée le 20 mars 1956 au prix de retournements, de tiraillements et de pression puisée dans  l’opposition yousséfiste se révèle mal acquise, mal acceptée et forte suspecte dont les retombées ne finiront pas d’empoisonner  la politique de décolonisation de la Tunisie (10).

Réel ce malaise est intimement lié aux soubresauts de l’histoire de la politique de décolonisation de la Tunisie contemporaine. Cette histoire mal aimée, malmenée et curieusement orientée doit être revue. Il est impérieux de rappeler ses implications, ses retombées sur l’enracinement et la signification du sentiment national chez les élites et dans la Tunisie profonde. La permanence du désaccord et de l’affrontement entre les leaders du mouvement national — depuis la fondation du mouvement Jeune Tunisien en 1907 (Ali Bach Hamba/Abdeljalil Zaouche) puis du parti Destour en 1920 (Cheikh Abdel Aziz Thaalbi Hassen Guellati) qui, successivement, sera marquée par deux grandes et graves scissions celles de 1934 (Habib Bourguiba / Cheikh Abdel Aziz Thaâlbi — Mohieddine Klibi) donnant naissance au Néo-Destour et celle de 1955 plaçant au-devant de la scène le secrétariat général (Salah Ben Youssef / Habib Bourguiba) par opposition au Bureau politique — sont à l’origine de la déliquescence actuelle de la notion du nationalisme que nous décelons et vivons au quotidien. Les deux scissions de 1934 et de 1955 reflétaient certes des rivalités de leadership personnelles, psychologiques mais aussi et surtout des désaccords sur le signifié du sentiment national, de l’indépendance et de son chemin de réalisation et que le leader Bourguiba ramène à des divergences de méthodes d’action. En fait, il y a une discorde, un épineux contentieux lexicologique sur le sens de ces notions, de ces mots dont la partie adverse, c’est-à-dire coloniale française, s’en est particulièrement servie. Plaidant la démarche progressive, le président-Leader Bourguiba s’est employé à l’affiner, à la pratiquer dans le sillage de la politique des étapes. En dépit de son génie politique, il n’est parvenu qu’en partie à atténuer l’engagement, l’enthousiasme et l’adhésion des foules à l’appel yousséfiste (11). Et à quel prix ? Le seul examen du discours tenu des deux leaders rivaux (1954- 1956) étaye et met en exergue le travail linguistique entrepris en matière de jonglerie avec ses mots magiques : émancipation indépendance interdépendance autonomie liberté(12). C’est que le bourguibisme en tant que méthode d’action ayant permis cette «victoire» ne peut supplanter le nationalisme, en tant que sentiment et positionnement vis-à-vis de l’adversité. En soulignant l’opportunisme du leader Bourguiba, Jean Lacouture n’en relève pas moins sa substitution au mot de ‘machiavélisme’ en explicitant que : «Le leader tunisien aura appris à ses contemporains d’Orient, comme le secrétaire Florentin à l’Occident chrétien de la Renaissance, que la politique est notamment l’art d’ajuster ses fins proches aux moyens dont on dispose hic et nunc» (13). Certes, Habib Bourguiba, poursuit-il, «s’est fait le promoteur d’un Etat moderne et d’un Maghreb ouvert sur l’Occident, le médiateur permanent entre l’Ouest auquel l’attachent sa culture et ses convictions et l’Orient auquel est liée la Tunisie. Mais en butte aux calomnies du monde arabe pour ses prises de positions conciliantes à propos de la Palestine, il restera réduit à son rôle de leader trop grand pour un petit pays, souvent donné en exemple aux Orientaux par les dirigeants d’Occident et par-là même un peu suspect aux foules arabes» dont la tunisienne. Cela produit le second malaise des Tunisiens et des Tunisiennes envers cette commémoration.

Grave, il annonce présentement des jours fatidiques de malheur sur la voie de la déliquescence civilisationnelle. On est affligé par le degré de sabotage, de malfaisance atteinte par un quarteron de radios et de chaînes de télévision privées assaillant les deux piliers de l’Etat tunisien indépendant, en l’occurrence sa religion, l’Islam et sa langue nationale, la langue arabe. Le libéralisme débridé et l’islamologie aidant se suppléent en leur tordant le cou à force de spots et de designs clinquants (14). Depuis Napoléon inaugurant l’ère du colonialisme «positif» répandant l’esprit des Lumières (XIXe siècle) suivi de l’ère des indépendances et du postcolonialisme (2e moitié du XXe – début XXIe siècle), l’0ccident s’est attelé à porter en étendard l’universalisme d’abord gréco-romain puis judéo-chrétien dans l’aire arabo-musulmane (ottomane, persane  et indoue) en imposant par la violence les formes politiques modernes, une sorte d’impérialisme culturel total (15). Le spectacle auquel nous convie l’élite politique tunisienne émergée dans la foulée de ce que l’Occident a nommé sans moquerie «le printemps arabe» est affligeant. Prise au piège par ignorance ou bien par avidité, elle ne cesse de chanter son patriotisme à qui veut l’entendre. Ce même patriotisme, qui s’est rétréci comme une peau de chagrin dès lors qu’une large frange de la société assiste impuissante, parce qu’on ne lui a pas appris à aimer et à comprendre sa religion, sa langue et son histoire. Une société évanescente sans référence identitaire qui tarde, traîne à découvrir son histoire et l’assumer.  Dans cette perspective, comment peut-on encore oser épiloguer sur les notions d’indépendance, d’abord politique et sujet historique controversé depuis 1955 et celle économique qu’on distille au diapason d’un endettement asphyxiant et d’une corruption bien enracinée au grand dam du citoyen tunisien… 

M.L.C.
*Historien contemporanéiste aux prises avec la mémoire des Vainqueurs,  des Vaincus et des Sociétés secrètes

Notes

(1) Cf. Le flamand rose, publié le 5 juillet 2016 :

Taoufik  Bachrouch : L’indépendance de la Tunisie : un protocole équivoque :

«(…) L’ambiguïté est d’ordre sémantique à la base. L’autonomie interne est rendue en langue arabe par indépendance interne (Istiqlal Ed dakhili au lieu par exemple de Hukm Ed dhati) : alors que l’indépendance dans le sens fort du terme est traduite par Istiqlal Et Tam (indépendance totale, comme si elle pouvait être ne pas l’être). Dans les deux cas, le mot indépendance figure, ce qui pouvait être source de malentendu. L’indépendance dans l’interdépendance a été traduite par «modalités d’une tutelle» ou «modalité d’une prise en charge réciproque» (Siyagh Et takaful). Le mot indépendance figure dans les deux formulations. L’indépendance est sauve, au plan de l’expression courante, par omission de son objet. Le non-respect des engagements n’est pas en politique de l’ordre de la morale. La dissidence yousséfiste puise son origine dans cette confusion. Le Protocole d’indépendance n’a pas été finalisé. Il n’a pas été transformé en un traité d’indépendance en bonne et due forme, ainsi qu’il a été convenu. Bourguiba n’a-t-il pas promis par deux fois de ne pas décevoir la France. Il lui resta fidèle… ».

(2) La Presse, 12 février 1988. Le congrès national de la « Nuit du Destin » et ses conséquences, Slaheddine Tlatli, page III.

(3) Cf. : – Romo Navarreti (Maria) : Changer pour conserver. Les choix de Pierre Mendès-France In Relations Internationales, 2008/1, n°133, pp. 7 – 19 (l’autonomie tunisienne ou le laboratoire d’une réforme de l’Empire).

  Mendès-France (Pierre) : Esquisse d’une politique de l’Union française In La Revue politique et parlementaire, 5 juin 1954.         

– Langlinay (Eric) : Les miroirs de l’expérience Mendès-France In Le gouvernement de recherche. Paris, 2006, pp. 34 – 44.       

(4) – Jean Lacouture notait à propos de Bourguiba : «  Ce que l’on sait moins, c’est la façon dont s’est formé cet homme et les raisons pour lesquelles, au plus fort de ses conflits avec la France où les torts furent souvent partagés, il gardait pour notre pays, notre culture, notre histoire et Paris un attachement qui allait bien au-delà de l’amour et qui était la conscience d’une synthèse culturelle » :

Lacouture (Jean) : Une vie de rencontres. Paris, Editions du Seuil, 2005, page  127. 

   – Alors que Charles Saumagne (avocat et historien, Secrétaire général honoraire du gouvernement tunisien) rappelait que Salah Ben Youssef «lors des négociations d’avril 1955 se trouve à Bandoeng où il dénonce, comme insuffisante, l’autonomie interne. Quand il rentre à Tunis, le 13 septembre, c’est pour condamner avec véhémence les conventions franco-tunisiennes. Dès lors, s’engage l’épreuve de force avec H. Bourguiba et le Bureau politique du Néo-Destour. Le 12 octobre, il est destitué de ses fonctions de Secrétaire général et exclu du parti. Il fonde alors un mouvement parallèle : le Secrétariat général du Néo-Destour (30 octobre). Le Congrès de Sfax (15 – 19 novembre) confirme son exclusion et élit Bahi Ladgham comme Secrétaire Général du Néo-Destour…» :

Saumagne (Charles) : Journal et écrits (Tunisie 1947 – 1957). Nice, CMMC, 1979, page 251.

Cf. aussi :

        – Lacouture (Jean) : Gamal Abdel Nasser. Paris, Bayard/BNF, 2005, pp. 37 – 38.

      – Le Monde,  3 août 1954. Le colonel Nasser : « Le monde arabe a les yeux fixés sur le gouvernement Mendès-France », Edouard Sablier.

       – Meynier (Gilbert) : Les Algériens vus par le pouvoir égyptien pendant la Guerre d’Algérie d’après les mémoires de Fathi Dhib In Les Cahiers de la Méditerranée, n°11, décembre 1990, pp. 90 – 91.       

(5) Elgey (Georgette) : Malentendu et passion. La République des tourmentes (1954 – 1959). Tome second. Paris, Fayard, 1992, pp511 – 512 :

« Du 24 mai au 31octobre 1954, soixante-quinze documents sont diffusés par la S.D.E.C.E. sur les activités des nationalistes algériens. Ce service ne travaillant par définition qu’à l’extérieur des frontières, ces notes décrivent essentiellement les agissements des nationalistes dans les pays arabes, en particulier au Caire et l’aide apportée par l’Egypte, la Syrie, la Libye, l’Irak, l’Arabie Saoudite, mais elles étudient aussi «les préparatifs d’organisation du terrorisme en Algérie (note datée du 24 mai) ou ‘l’organisation de groupes de choc en Algérie (note datée du 12 octobre)… ».

S.D.EC.E. (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage dépendant directement du Président du Conseil, service de renseignements extérieur français).

(6) Roussel (Eric) : Pierre Mendès-France. Paris Gallimard, 2007, pp. 270 – 271 : Les archives privées de Pierre Mendès-France rapportent  la réponse du leader tunisien :

«Bourguiba a refusé de lancer l’appel que Mendès attendait de lui : un appel de ma part, a-t-il déclaré non sans superbe, mettrait fin immédiatement aux attentats. Mais cette exhortation n’était pas tout de suite suivie de mesures politiques, je perdrais tout crédit auprès des Tunisiens. Si je suis une bonne carte pour la détente franco-tunisienne, ce n’est ni votre intérêt ni le mien de détériorer cette carte. Je ne demande pas pour le Néo-Destour la direction du gouvernement. C’est impossible compte tenu de l’état d’esprit actuel en Tunisie… ».

«Pour moi, poursuit-il, je ne revendique aucun rôle officiel, si cela doit créer des difficultés insurmontables. Mais rien ne sera réglé tant que Bourguiba sera éloigné de la Tunisie…».

«Nous ne demandons qu’à être un Etat allié dans l’orbite de la France.

Laissez votre armée chez nous. Laissez vos techniciens, vos colons. Nous ne sommes pas assez mûrs pour nous passer de vous. Mais ne considérez pas la Tunisie comme une colonie. On donne l’indépendance aux Noirs et ceux du Soudan. Pourquoi pas à nous ? Pourquoi faut-il que les Français qui font du bon travail en Tunisie ne veuillent pas admettre qu’ils ne sont pas citoyens tunisiens ? Pourquoi ne pas admettre qu’un aménagement, au moins partiel et progressif, des traités de protectorat vieux de 70 ans serait utile à tout le monde ? Pourquoi considérer que la mauvaise foi et le terrorisme  sont toujours de notre côté ?…».

(7) Slaheddine Eddine Tlatli rapporta ce que Charles Saumagne lui évoqua à propos de sa visite au leader Bourguiba, peu après le 1er juin 1955.  Voulant féliciter le leader de l’accueil triomphal qu’il avait reçu au milieu d’une foule immense, Charles Saumagne fut sidéré par cette réponse: «Il y aurait eu plus de monde si on m’avait pendu à Bab Souika » :

Tlatli (Salah  Eddine) : Tunisie : la vraie indépendance commence In Jeune Afrique, n°1405, 9 décembre 1987, page 35.

(8) Idem.

(9) • Albert Memmi notait dans son Journal le 27 janvier 1956 (à la veille du départ de Salah Ben Youssef  pour la Libye) ceci :

«Bourguiba a médité le problème tunisien dans l’île de La Galite. Ben Youssef à Bandoeng. Bourguiba a réfléchi à l’échelle de la Tunisie ; il a préconisé des étapes. Ridicules ces étapes ! Il pense bicyclette ou même diligence, lorsqu’aujourd’hui il y a déjà l’avion supersonique !

«A propos de l’Algérie, Bourguiba a dit : «C’est un suicide, ce qu’ils font ! Il croyait encore que ce serait un Sétif que cela durerait un mois. Cela dure tellement que c’est peut-être là qu’une page de l’Histoire nord-africaine sera définitivement tournée.

«//La carte des fellaghas, nous l’avons tournée tout de suite, les Marocains non. Les Rifains s’émeuvent quand on en parle //.

«Pour le Maroc, il pensait qu’il leur indiquerait la voie. Que voyons-nous ? dès le départ, le Maroc a un gouvernement homogène, avant les négociations ; l’indépendance est au point de départ ! Nous, nous discutons sur l’autonomie interne, eux sur l’indépendance.

«Bourguiba fait des petits comptes avec la France, alors que la vision de Ben Youssef s’inscrit dans l’Histoire… des pans entiers du colonialisme et de l’impérialisme s’écroulent. Nous en sommes  nous-mêmes étonnés. Nous ne nous attendions pas à cet écroulement en Indochine, nous n’attendions pas l’issue si rapide en Tunisie.

«Notre malheur, voyez – vous, c’est que nous restons attachés à un homme (Bourguiba) qui est notre idole, mais qui est dépassé, débordé .

– Cf. Memmi (Albert) : Les hypothèses infinies. Journal (1936 – 1962). Edition établie et annotée par Guy Dugas. Paris, Planète libre Cnrs Editions / Item, 2021, pp. 1013 – 1014.

• Tandis que le Pr Taoufik Bachrouch souligne que la «formule magique de l’indépendance de la Tunisie prononcée et consignée dans le protocole» du 20 mars 1956 «n’est en fait qu’une simple auto-gouvernance solennellement proclamée. La notion de souveraineté est éludée dans cette formulation. Est-ce à dessein ? Reste à savoir dans quel esprit ? L’esprit du document apparaît comme autonomiste et non véritablement séparatiste. Pour preuve, le Protectorat  français n’est pas formellement dissous. Au Maroc, il le fut en deux étapes : le 2 mars 1956, ce fut l’indépendance et le 7 avril de la même année ce fut la dissolution formelle du protectorat français. En Tunisie, ce fut en deux étapes aussi : l’autonomie (3 juin 1955) qui reconduit les traités du protectorat, puis l’indépendance (20 mars 1956) qui n’abolit pas franchement ces traités (celui de La Marsa n’est même pas mentionné). Le régime du protectorat français en Tunisie ne fut pas abrogé dans les règles, en y mettant un point final, sinon une formulation qui ne souffre pas d’ambiguité. Et ce faute d’avoir été rendu obsolète en vertu d’un acte formel de dissolution en bonne et due forme… Notez qu’en Tunisie nulle formation militante n’a cru devoir se donner un identifiant d’indépendance (Istiqlal), mais le Destour (Constitution) simplement…» :

– Cf. Le flamand rose, Taoufik  Bachrouch : L’indépendance de la Tunisie : un protocole équivoque,  Op.cit. , Page 4.

(10) Charles Saumagne notait dans son journal  le 17 février 1956 :

«Bourguiba l’a emporté, pour une grande part sous ma pression, parce qu’il a cru à la possibilité de donner son plein à sa gloire en mettant à profit les possibilités paisibles de l’autonomie. Perspective insoutenable pour un Slim (Mongi) qui rêve d’être le premier dans Rome. Il peut éliminer Bourguiba, le refouler sur un Colombey-les-deux-Eglises, l’engager dans une aventure qui le détourne d’engager son œuvre et d’en poursuivre le succès…».

Les 21 et 22 mars 1956 :

«Il a fallu, au dernier moment, mettre en jeu Bourguiba, à qui, je pense, il a été possible de faire honte pour la seule comparaison de ses propositions des 7 – 8 février et les exigences des négociateurs qui se sont ménagés, aux yeux de l’opinion, la position de l’irréductibilité, refilant à Bourguiba le soin périlleux d’arbitrer, c’est-à-dire de céder et d’en prendre la responsabilité et, pourquoi pas ?, le discrédit éventuel…».

– Cf. Saumagne (Charles) : Journal et écrits (Tunisie 1947 – 1957)…, Op.Cit, pp. 256 – 259.

(11) Evoquant le discours «ambivalent» du leader Bourguiba au congrès de Sfax (15 – 17 novembre 1955), Albert Memmi demandait à Charles Saumagne, «s’il croit à un machiavélisme constant de Bourguiba ?». La réponse nuancée  de son interlocuteur révèle ce qu’il en pense réellement :

«Pas exactement. Je crois qu’il s’aligne à ce qu’il découvre dans son peuple. Or son peuple veut le youssefisme…». C’est-à-dire l’indépendance  :

Memmi (Albert) : Les hypothèses infinies…, Op.Cit, page 1028.

(12) – «Nous ne luttons pas contre les Français résidant en Tunisie en tant que Français, qu’ils soient fonctionnaires ou colons. En fait, des Français s’étaient fixés en Tunisie avant l’établissement du protectorat et d’autres s’y fixeront une fois que le protectorat aura pris fin. Mais nous luttons contre un régime, le régime colonial qui nous a été imposé par la France».

Bizerte, le 13 janvier 1952.

– «L’indépendance ne consiste pas seulement à se débarrasser de la tutelle étrangère. Elle implique des responsabilités intérieures d’ordre et d’organisation. Elle implique aussi l’obligation de sauvegarder les droits des étrangers, de ceux-là mêmes qui, hier, détenaient le pouvoir et en abusaient.  A partir du moment où l’on devient responsable de leur sécurité, il faut se montrer à la mesure de cette responsabilité de leur sécurité, il faut se montrer à la mesure de cette responsabilité pour mériter l’indépendance. Sinon, on fait la preuve que l’on a bénéficié d’une émancipation prématurée et d’une souveraineté que l’on n’est  pas capable de garder. Beaucoup seraient tentés d’en déduire qu’un retour au régime de tutelle serait préférable».

La Kasbah, le 28 juillet 1960.

– «Pour la première fois depuis des millénaires, le pouvoir est entre les mains du peuple, dans ce pays qui, au long de l’histoire, est demeuré soumis à la loi des conquérants venus de l’extérieur : Carthaginois, Phéniciens, Espagnols, Français, sans oublier les féodaux de tous poils… Pour la première, fois le peuple tunisien a lutté sous la conduite d’une poignée d’hommes, d’une élite issue de son sein. Il a usé des moyens les plus divers : persuasion, souplesse, ou violence et effusion de sang lorsque la nécessité se fait ressentir. Il a livré la bataille de l’indépendance en comptant sur ses propres forces, sur son intelligence et son enthousiasme. Il a réussi à arracher à la France et ses hommes de paille le pouvoir, c’est-à-dire l’appareil de l’Etat ».

Bizerte, le 13 décembre 1963.

– «C’est pour mettre fin à ce régime (colonial) que fut acceptée l’autonomie interne. C’était un compromis révolutionnaire qui nous permettait de substituer des ministres tunisiens aux directeurs français. Toute négociation implique des concessions réciproques. Nous n’étions pas assez forts pour arracher le tout à la fois. Pour nous, l’autonomie interne fut un expédient tactique pour améliorer notre position stratégique».

Tunis, le 20 mars 1966.

(13) Lacouture (Jean) : Une vie de…, Op. Cit., pp. 128 – 129.

(14) «L’islamologie est l’histoire de l’ascendant intellectuel de l’Occident sur le monde musulman. La laïcité est venue lui prêter main-forte. Ses tenants ont critiqué l’obscurantisme des religions sur fond parfois d’antisémitisme…L’islam est tenu pour être malsain par nature ; il importe dès lors sinon de s’en défaire, du moins de l’amender, à l’aide d’un plan d’ajustement, pour le rendre fréquentable et par suite christo-compatible. Tel est l’objectif déclaré ou implicite de l’Eglise chrétienne, l’humanisme, la Philosophie des Lumières, le Positivisme et les Droits de l’homme. Ces idéologies se sont assigné pour tâche de poursuivre à tour de rôle, depuis quatorze siècles, et sur l’histoire longue, la déconstruction de l’Islam… »:

Bachrouch (Taoufik) : Islamologie savante. Une croisade intellectuelle douce. Tunis, Arabesques, 2022, page 13.

(15) Cf. :

– Reverchon (Antoine) : Napoléon. L’universalisme en étendard In Le Monde Hors-Série, Empires. Octobre – décembre 2015, pp. 34 – 36.

– Bachrouch (Taoufik) : Islamologie savante… Op.Cit, pp. 11- 77.

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